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Lecture des "Carnets de Marche" par Sylvie Saliceti

L’ÉCRITURE CONTRE LES FORTERESSES


Les livres ne sont pas faits pour être lus.

Selon son meilleur destin, le livre libère, meurtrit, pénètre, indiffère, vit ou meurt, c’est selon. Il brûle, coule à pic au fond de la mare au diable, finit confisqué dans le port d’Alexandrie, il s’offre sur l’étagère basse de la bibliothèque prévue à cet effet, tendant sa tranche cartonnée aux griffes du chat heureux. Il tombe des mains, nulle envie de le ramasser.

Il est parfois le seul à pouvoir nous porter secours, ainsi de ces fractures d’amour qui nous laissent pantelants comme des cordes au bout desquelles se balance l’autre moitié de nous-mêmes. La narratrice, amante délaissée et écrivain, a rendez-vous avec le manque. (Où est son bien ? Elle le cherche. Il la fuit. Sa nature même lui échappe. p. 84) Chaque seconde de sa vie relève du combat contre la souffrance, si abyssale que l’on doute que l’écriture même soit apte à lui venir en aide. Exil de l’autre, âme sœur, amante dont l’auteur appelle la chaleur physique, mais que faire à travers le rempart de silence où s’est enfermé son « moussaillon du pavé parisien », emportant leur tendresse d’avant ? Tendresse à chaque ligne. Exil de soi, corps et âme happés, emprisonnés par cet emmurement décidé par l’autre (à propos de laquelle on s’interroge : le froid de sa prison n’est-il pas plus malheureux que le vent balayant les chemins insulaires ?) Pour paraphraser Vladimir Jankélévitch, l’amante lui manque, non parce que l’amante est extraordinaire, mais l’amante est extraordinaire parce qu'elle lui manque. 

Ainsi le mal du pays ne s’appelle pas Ithaque, il se nomme « elle », la femme aimée. Nostalgie aussi de cette part de soi laissée dans tout amour cassé. Double deuil. Triple en réalité, une dimension viscérale transcendant, comme pour le parfaire, cet amour-ci : la passion partagée des deux femmes pour la littérature. D’où probablement la sensation de tout perdre dans une même coupure, la blessure et sa cicatrice, la sève et sa fleur, ensemble la chair et le verbe. Elle a cru mourir, dit-elle.

Que reste-t-il pour survivre ?

Marcher. Écrire. Tout est dit. (Elle s’agrippe aux bouquets d’euphorbes, au chant solitaire d’un oiseau qui appelle sa compagne lointaine, p. 84)

De bout en bout, hymne éblouissant à la nature.

Unité de lieu : le Cap Corse, cette Terre qui finit, quelle meilleure allégorie pour le voyage et l’initiation ? Pour ma part, j’ai bien lu le récit d’une initiation, laquelle étymologiquement marque le commencement.

Des qualités, foisonnantes, généreuses de l’écriture émanent :

  • Une tendresse continue, déferlante, animale (J’ai envie de rendre visite aux chevreaux (…) l’un d’eux s’est pris d’affection pour mon carnet. Il en grignote les pages. J’aime les petites frénésies de sa truffe et de sa langue. Un autre vient se frotter à son tour, p. 112)

  • La nostalgie, "La cristallisation de la nostalgie confère ainsi de grandes vertus aux terres natales et connues1", en l’occurrence la Corse décrite magistralement. La lumière des chemins y frémit, inépuisable. Les paysages surgissent comme des mots, et gageons que cette longue marche solitaire demeurera parmi les actes fondateurs de la littérature corse contemporaine. L’île serait-elle en souffrance autant que la femme héroïne ? La plaie est profonde, encore creusée sous l’écorce de l’âme entaillée. Il n’est pas anodin que la trêve lui vienne d’une marche au travers des arbres, ceux-là mêmes qui se sauvent en se dépouillant de leurs feuilles. Homonymie, retour tactile aux origines de la matière papier, la femme qui marche à travers les arbres laisse échapper sang et sève. Sa marche traverse autant qu’elle est traversée, par la trêve, le souffle retrouvé, touches de mots aussi fines que les pointillés d’une toile de Monet. Belle et sauvage, paradis perdu, Kallisté. (De là où tu es, tu découvres d’autres toits de tôle, d’autres baraquements construits à la va-vite. Tu comprends les raisons du déboisage systématique du maquis. p. 20)

  • Une liberté, absolument, résolument libre dans les formes, somme de ce qui est connu mais dépassé, certains passages nous plantent dans l’univers balzacien d’une sauvageonne ou d’une petite Manon farouche qui se cache avec ses chèvres, avant une acuité poétique qui n’est pas sans rappeler Nicolas Pesquès. Une narration où se succèdent prose, poésie, références homériques ou très contemporaines, qu’importe ? Les points de vue s’alternent comme autant d’éclairages sur la part irréductible de l’ombre, le verbe irrigue notre présence.

  • Une sensualité profonde qui affleure à chaque frémissement du vent. C’est que les livres aussi aiment. M. Yourcenar ne disait-elle pas que "Manier les mots, les soupeser, en explorer le sens, est une manière de faire l'amour" ? Ils sont nombreux, les écrivains qui ont témoigné de cette énergie originelle. Écrire, faire l’amour, explorer notre part irréductible, libre, sauvage, assoiffée de mystère, de création, de mort, de désir, de connaissance, de renaissance. N’est-elle pas là l’histoire de ce livre, exactement dans le verbe incarné ? Angèle Paoli traversée par l’écriture, atteste qu’on ne revient jamais d’un tel voyage, jamais la même.

Alors rejoindre quoi, rejoindre qui ? Quel visage pour quel retour ? La part de soi en déshérence ou l’être aimé retranché dans sa forteresse ? D’emblée l’instinct brut s’impose : survivre, rompre avec le sortilège du mal-être, ce qui sous-tend un rapprochement avec soi (Invisibles forces silencieuses au travail dans le secret des forges involontaires, p. 121), un dépouillement de tous les apparats et autres gribouillis sociaux, la position de repli au sein du ventre de l’île, ventre de consolation d’une nature qui la berce de son chant doux. La nostalgie amoureuse contre la survie. Plus elle se rapproche d’elle-même, plus elle s’éloigne des entrailles de l’autre et de leurs souvenirs d’autrefois. Au fil du récit, l’alternance entre les « elle » et « tu » qui désignent la narratrice finissent par laisser la part belle au « je », comme pour annoncer que l’objet de la quête se rapproche.

Une histoire d’amour, un chemin d’écriture ne constituent-ils pas des expériences initiatiques ? En l’occurrence, tout y est : une héroïne-voyageuse, une topographie close, réelle et symbolique, sur laquelle la gravure s’inscrit, directe et sensuelle (Je veux renouer avec le lit de la terre dure au pied de la Mandorle. Je veux respirer à nouveau l’air d’humus et de mousse tiède, libérer le grand silence gris du jour qui tombe sur les amours de Didon et d’Énée, p. 102), un lieu de départ, cet ailleurs et cette vie d’avant abandonnés derrière soi. Le seuil, lieu de transition entre les mondes réel et surnaturel est lui constitué des chemins de la marche (Franchiras-tu l’enceinte sacrée (…) ? Tu restes droite sur le seuil tu tournes autour de l’antique demeure(…) p. 70), quant aux méandres intérieurs, ils mènent vers un état spirituel supérieur à celui qui était familier avant cette traversée.

Qu’a-t-elle appris la sauvageonne tendre, déchirée, solitaire, solaire et sombre ? Qu’a-t-elle appris au milieu du bruit de ses pas, du bêlement des chèvres, des parfums d’asphodèles… Peut-être que le paysage corse est peuplé de visages : Hanging Rock, du nom d’une faille australienne, peuplé de présences, est-ce pour cela que l’amante encore désirée, mais coupée du monde, ne veut y venir ?

Qu’a-t-elle appris encore ? Partager son voyage avec un double en écriture plonge les protagonistes dans une intimité dont les arcanes infinis finissent par égarer, donneraient l’illusion de « donner en partage sa solitude p. 10 », pourquoi pas le butin de toute littérature : l’énigme et le silence ? Vivre une histoire de cette veine incarne le mystère. Au fil des corps caressés et embrassés, la peau s’offre comme un parchemin, à écrire ou à lire, c’est selon. Qu’y aurait-il d’autre, sur la cime de cet au-delà du dicible, que la chair devenue verbe ? Une histoire écrite d’emblée dans l’infinitude, à l’image de l’éternel féminin.

S’unir, se désunir. S’il appartient à la poésie d’ouvrir quelque chose entre les mots et le silence, ces chemins de marche sont autant de voix/voies multiples. Rebelle, comme le maquis, farouche, l’âme de notre sauvageonne ressemble à la Terre, avec ses régions inexplorées, ses mondes, sa puissance, sa fierté indomptée, ses horizons sombres irrigués de lumière. Il n’y a rien qui soit soumis, ni verrou ni clé pour son cœur écorché, seulement la vague fracassant le récif, le soleil tourbillonnant sous le vent, le paysage tour à tour doux, d’une infinie tendresse puis en furie, à clair battant le ciel de toute sa beauté sauvage. (Elle lui plante le coquelicot de Zanzotto dans le cœur p. 18)

Qu’a-t-elle appris encore ? Il faudra lui demander…

Pour conclure, la déchirure qui demeure aujourd’hui n’est-elle pas toute dans l’impuissance finale à la ramener à elle par ses mots ? Dernier temps de la rupture, avant d’atteindre Hanging Rock, à la fois porter et fonder, car la littérature a besoin de ces deux actes.

Demeure cet enjeu, tendu entre les lignes comme le fil du funambule : et l’écriture ? Laquelle des deux « la gardera » et puis…pour en faire quoi ? Il s’agira du voyage retour, dont on nous permettra de rêver, par une intrusion purement fantasmatique, que les héroïnes pourront l’accomplir ensemble puisqu’elles auront fait l’acquisition d’une certaine autonomie dans leur quête individuelle. Pour la narratrice - peut-être la quête était-elle celle-là ? -  une évidence au bout du chemin : Écrire oui. Mais écrire avec des mots de chair et d’os. Des mots de sang et de larmes. Des mots trempés aux eaux secrètes qui vagissent au creux du corps ; eaux tapies sous la peau . (p. 120)

L’écriture contre les forteresses, mais encore ? La question demeure, avec elle l’encre/l’ancre de ce que la littérature a de plus beau à dire : le silence.

"Un jour le monde avait ton sourire", n’est-il pas, ce vers de James Sacré, habile à résumer toutes les histoires d’amour, ces nostalgies que ne prolonge que la littérature ?

Foisonnement et unité. Multiplicité et simplicité de la veine. Ombre et lumière du verbe. À quelle race appartiennent pour finir ces carnets de marche ? À la race des livres qui ne sont pas faits pour être lus.

Les grands livres ne sont écrits que pour être relus. © Sylvie Saliceti, texte paru dans la revue Diptyque, Versant 2 : Lumières Intérieures, mai 2011, pp. 105-106-107. 1 Vladimir Jankélévitch

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