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Lecture des "Carnets de marche" par J.-M. Vinciguerra

«  Le sentier introuvable » d’Angèle Paoli : Balade du côté de l’éternité ?


Sous le signe péremptoire et vain d’un impératif d’injonction (« La quitter », « Ne plus l’attendre »…), la diariste de Carnets de marche, qui s’est volontairement exilée dans l’île de son enfance, tenterait-elle de prendre ses distances avec l’Aimée, « celle qui fut » et qui - elle doit admettre son humiliation - l’a « congédiée » ? Au terme d’une lecture qui nous a tenue en haleine, on peut s’interroger : l’Autre, ne trouverait-elle pas sa véritable réalité dans l’imaginaire de l’écrivaine où se joue Le combat avec l’Ange ? Cet Elle ambigu qu’elle fomente et dont elle cherche à se dépêtrer, ne renverrait, en définitive, qu’à soi, un soi qui se dérobe lui aussi comme ce territoire du bout du monde, jadis si familier et auquel désormais elle se sent étrangère. A-t-elle voulu se lover dans la conque de ses origines pour y trouver apaisement ? Ou s’agit-il de la reconquête d’un territoire de l’intériorité ?

Les Carnets de marche, journal de bord de l’intime, disent bien les intermittences  d’un cœur douloureux, la passion d’un corps en proie à la nostalgie des étreintes (é)perdues. Ils tracent, plus sûrement encore, l’itinéraire d’une âpre aventure spirituelle, même si l’auteur paraît vouloir se défendre de toute pleurnicherie métaphysique. Nous ne sommes pas dans Les rêveries d’un promeneur solitaire, chant intérieur apaisé  d’un J.-J. Rousseau en communion avec la nature. La partition est plus dramatique.


Ariane délaissée, désormais vouée à la solitude d’une montagne corse sous le vent, notre diariste, dans la flamboyance chromatique du maquis, va  affronter l’épreuve la plus terrible, celle du deuil, effondrement du temps et fascination du vide.

Avec la sensibilité d’un sismographe, à l’écoute des saisons qui changent, elle enregistre le chantdu monde dans ses moindres variations de couleurs, de senteurs et de bruits : splendeur édénique d’un promontoire plongeant dans la mer sans mémoire. Symphonie de silences sur fond d’absence et de lallations. Maquis aux odeurs de vie et de charogne ! Senteurs de crottes de chèvres et de coquelicot (Ah ! ce petit coquelicot du poète Zanzotto dont il faut saluer avec émotion la récente disparition), de figuier sauvage, d’humus après la pluie, parfums de pierre et de silence : l’air embaume, mais  l’Etre se dissout. Cruel paradoxe que celui de vivre en creux dans une nature aussi prodigue !

Retranchée de la communauté de ses origines, désignée comme celle qui marche et qui écrit, dans sa grotte-abri, sur cette terre virgilienne dévastée par le feu et trop souvent encombrée de détritus, elle ne va trouver que son chaos intérieur.

Angèle Paoli décline avec une inlassable tendresse les noms des lieux-dits et des hameaux de son enfance : Cunchigliu, Tour de Linaghje, marine de Cannelle, U mulinu di Pendente, Marinca, Minerviu Ficajola, Petrelle, Punta di Merchjò, Cucaru, sentier de Ghjutani, Giunchelli, Golpani, Imiza… Elle nous découvre - miracle du palimpseste - ces paysages grecs où se cachent les dieux d’une mythologie enfouie, ces collines brûlées où l’ancestral passé est tombé dans les oubliettes de l’Histoire. Voici, enfin, en surimpression, se dessiner dans la brume ou dans les mirages du soleil, les visages de femmes admirées, Anne-Marie Schwarzenbach, perdue dans la jungle de ses passions, l’ophélienne Laëtitia et toutes ces créatures croisées en chemin et qui disent l’éphémère de la vie entre le sexe et la mort.

Egalement en surimpression ces estampes japonaises que sont les paysages littéraires, tel ce Kaospirandellien, miroir de sa marine cap-corsine… ou encore, ces stèles emblématiques, qui rappellent les voyages, les siens ou ceux, assumés à part entière, de l’aventurière qui vous hante, toutes équipées qui ne furent, en définitive, selon le mot de Segalen, que « voyages au-dedans de soi » : Afrique du Tassili, cette Italie dont le manque vous étreint, la montagne d’Hanging Rock en Australie, Les Wuthering Heights

Douloureuse dialectique où l’Ici renvoie à l’Ailleurs.

Poussés par le vent, les souvenirs vous assaillent et les questions métaphysiques dans leurs arches de Gisants ne cessent de vous interroger. Et pourtant de tout ce passé et de tant de mots, il ne reste rien, sinon ce buisson de baies rouges. Sur les sentes d’un maquis traversé par les seuls chasseurs et chevriers, Angèle Paoli  marche résolument dans ce réseau labyrinthique de pierres et de branches, de méandres aux issues imprévisibles, toujours mue par le désir de l’Autre ou de ses reflets, mais de plus en plus à la recherche d’elle-même. Carnets de marche ou le Procès-verbal d’une errance quotidiennement recommencée qui se transforme en chasse spirituelle sous le signe étincelant de Rimbaud. Se désincarcérer, franchir le seuil !

Gorgée de senteurs et de couleurs jusqu’à en être saoulée, sur un chemin balisé de repères et de rites enfantins, Angèle Paoli peut bien connaître des moments de plénitude, presque de bonheur, entrevoir même des instants d’éternité quand le ciel se fond dans la mer… mais l’angoisse existentielle et la peur panique du vide l’étreignent encore. Elle peut céder un temps à la tentation panthéiste de dissolution du moi  dans la nature. On croit même entendre par moments comme un écho des Chants de Maldoror.

N’a-t-elle pas cherché dans cette marche à se recontrer, à rassembler les morceaux épars de  son moi ? Ce cheminement n’est-il pas d’initiation ? Ce dédale de couloirs et d’enceintes, l’itinéraire  tantrique  d’un mandala ?

Le journal chaotique de ce moi éclaté est écrit à la première personne-le Je, se  séparant, respiration coupée, du faire, à la deuxième et à la troisième personne dans une volonté d’interpellation et de distanciation de soi, qui, en fait, vise à l’unité de l’être.

Cette unité, Angèle Paoli l’atteint par la vertu d’un style dru, puissant où chaque mot pèse de toute sa force dans cette quête où l’écriture devient exercice spirituel. N’est-ce pas par la grâce du poème que la tentation du néant peut être

dépassée ?

De tant de rude tendresse et de rage à peine contenue nous voyons sourdre un des plus beaux poèmes que l’île ait inspiré à l’un de ses enfants en mal d’être. Ainsi, Angèle Paoli s’affirme-t-elle, avant tout, comme poète.

A la notation brève, manière haîku,  succède la houle ample du poème dans  le ressac d’un phrasé sans ponctuation. S’enchantant d’assonances, jeux de mots et comptines, incisive et crue, haletante et magique, elle crée un univers criant de réalisme et irradiant de surréalité.

Les Carnets de marche sur les sentes du maquis corse ont conduit Angèle Paoli vers l’enclos des chèvres, métaphore de sa propre relégation, puis à cette alvéole rocheuse, emblématique de son désir d’enfouissement dans une terre plus amante que mère, et, enfin, au seuil du seul territoire où arrimer son âme : l’écriture. Marie-Jean Vinciguerra Revue Fora, n° 10, Printemps-été 2012, pp. 50-51-52.


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