EdPP : Nous te retrouvons pour un nouvel ouvrage aux éditions du Petit Pois, pourrais-tu nous dire quel est le projet de ce livre ?
Le projet de ce livre était d'exploiter une nouvelle thématique que j'avais par ailleurs déjà abordée dans Principe d'indétermination, aux éditions Gros Textes en 2012. Il s'agit de la thématique scientifique. En particulier, ce qui m'intéressait, c'était le rapport entre infiniment petit et infinimentgrand. Dans mes précédents recueils, comme Solitude des rivages (Encre et Lumière, 2006) ou La Haute Folie des mers (Cheyne, 2007), l'infini de l'espace est déjà présent, sous forme de ciel bleu ou de nuit étoilée : il fonctionne en miroir avec l'infini maritime. Je voulais donc creuser un peu plus cette thématique des « espaces infinis ». J'ai fait des études de lettres, mais j'ai la chance d'avoir des scientifiques dans la famille qui me conseillent des lectures. Je suis particulièrement intéressé par la cosmologie, la physique quantique et plus globalement l'histoire de la physique. Je trouve cela fascinant. Un poète qui écrit aujourd'hui devrait renouveler sa vision du réel : il ne peut produire quoi que ce soit de bon s'il reste sur des représentations en retard sur son temps. Même si c'est un poète que j'aime beaucoup, Jules Supervielle, par exemple, dans ses Gravitations, écrit ses poèmes à partir de représentations de l'univers qui ne sont pas du tout à jour. Il y a globalement un manque d'intérêt des poètes d'aujourd'hui pour la science contemporaine, ce que j'ai du mal à comprendre. De même, au XXe siècle, peu ont été capables de comprendre les révolutions scientifique de leur temps, à de rares exceptions près comme Valery ou Ponge.
Voudrais-tu nous donner quelques clefs de compréhension concernant cette « Rose » toujours personnalisée que l’on retrouve tout au long du recueil ?
Cette « rose d'espace » dont je parle, c'est le réel. Mais c'est clairement du réel physique dont je veux parler. Il ne faut pas ici aller convoquer Lacan est tenter une interprétation erronée : il s'agit bien de la réalité concrète du monde ! Qu'est-ce que le réel physique ? C'est globalement le continuum espace-temps-matière qui constitue le cosmos, la phusis. Mais cet espace n'est plus tel que nous le concevions dans une vision classique : temps, espace et matière sont intriqués, inséparables, c'est une seule réalité. De plus, ce réel n'est pas dissociable de la conscience humaine, du regard du poète. C'est un réel complexe : le poète n'en est pas séparable, il participe à son élaboration permanente, son épiphanie, devrait-on dire. Le mode d'apparaître de ce réel, c'est de nous apparaître voilé. Je pense à cet ouvrage de philosophie des sciences de Bernard d'Espagnat qui tente de penser les implications de la physique quantique dans notre vision du réel : Le réel voilé. Cette conception renouvelée du réel, à la suite de la Relativité d'Einstein et de la physique quantique, m'a toujours fasciné car elle correspondait plutôt bien à ma vision poétique. C'est une vision qui peut plaire aux poètes, la physique quantique. En effet, cela rejoint l'idée (bien comprise) de Surréalité chez Breton qui revient sous une autre forme avec Yves Bonnefoy et son Arrière-pays (Bonnefoy ayant une dette évidente à l'égard de Breton). La Surréalité, c'est le réel augmenté de tous les possibles.
Tu écris « la main s’accroche/derrière la nature obscure des choses/l’harmonie qui tremble sous le voile ». La nature est-elle pour toi un chemin vers une forme de spiritualité ?
Je n'ai pas personnellement la chance d'avoir la foi. J'admire ceux qui ont une foi sincère. Je ne ferai pas partie des gens qui cracheront bêtement sur la religion. La religion est une bonne chose. Ce sont les dérives politiques qui y sont liées qui sont dangereuses. Dans la société dans laquelle nous vivons, qui est entièrement horizontale, on a besoin d'un peu de verticalité, de transcendance. C'est une question de survie. Je ne peux pas me satisfaire, comme beaucoup d'autres, de cet individualisme qui dégénère souvent en tribalisme, de cette société de consommation et de spectacle, de ce système néolibéral, de ce pouvoir des banques... Ce monde est désespérant. Il est dénué d'une dimension morale. Il est un retour à la « guerre de tous contre tous », la religion consolatrice en moins... On est à l'« ère des foules » prédite par Gustave Le Bon et Freud, à l'ère du sadisme également prédite par Pasolini (il suffit d'aller voir sur Internet et d'observer comment se comportent les gens...), on est dans le monde décrit par Orwell, et bientôt on sera dans celui d'Huxley... Il y a donc un besoin de spiritualité chez les gens que l'on peut comprendre. En tout cas, moi, je le comprends. N'ayant pas rencontré la foi, j'ai pour ma part trouvé dans l'art, la poésie, une forme de substitut de spiritualité qui me convient assez... Pour revenir à ta question : oui, l'accès au spirituel doit passer par le monde et par aucune autre voie. Il faut apprendre à vivre dans ce monde en poètes (quand je dis monde, je pense au Cosmos, au Tout). Ne pas fuir le monde pour de quelconques arrières-monde ! Je crois que la poésie nous aide vraiment à habiter ce monde. Elle est une méthode de désaliénation pour nous aider à habiter le monde tel qu'il est. Ce qui nous aliène, en réalité, c'est la bêtise des hommes, les paroles négatives proférées, sadiques, cyniques, les idéologies mortifères, la Domination, la Guerre... La poésie est un libération totale de tout ça, de tout ce qui fait obstacle entre le monde et soi. C'était je pense déjà l'idée de Breton, mais ce n'est pas une idée nouvelle : la poésie comme Révolution spirituelle du regard, c'est toujours d'actualité !
Tu dédicaces ton livre à Pierre Oster. Pourrais-tu nous présenter ce poète ?
Pierre Oster est un homme que j'aime beaucoup. Il a compté pour moi car il faisait partie du jury du Prix de la Vocation qui m'a récompensé en 2007 pour La Haute Folie des mers, et il a beaucoup défendu mon texte à ce moment-là. Par la suite, nous avons correspondu et nous nous voyons quand je monte à Paris. J'avais déjà lu sa poésie avant de le rencontrer. Après, j'ai approfondi ma connaissance de son œuvre. C'est un des plus grands poètes de l'après-guerre. Il n'a pas aujourd'hui la place qu'il devrait avoir dans le grand public, mais ça viendra. Il a pris un peu de recul, on le voit peu dans le milieu poétique en ce moment. Sa poésie, c'est une leçon de spiritualité autant que d'écriture. Cela rejoint ta question précédente. C'est, pour le coup, un poète dont l'écriture est clairement fondée sur une foi profonde. Mais c'est aussi un homme d'une humanité et d'une gentillesse extraordinaires. Il sait conserver un regard bienveillant et ouvert sur la toute jeune poésie. Il se tient au courant de ce qu'écrivent les nouveaux poètes. Il s'inquiète régulièrement pour ma foi, mais je le déçois en lui répondant que pour l'instant Dieu ne m'a pas encore sollicité... Le motif de la « Rose », l'idée du titre du recueil, je l'ai pris dans la poésie de Pierre Oster : elle apparaît régulièrement dans ses poèmes pour signifier l'épiphanie du réel. Mais c'est à lire dans un sens très religieux que n'a pas mon texte qui en reste à un niveau de spiritualité inférieur...
Tu diriges par ailleurs la très belle revue « Mange Monde », cette activité a-t-elle une influence sur ton écriture ?
Le numéro 8 de la revue Mange Monde, publiée aux éditions Rafaël de Surtis, vient de paraître. C'est une petite équipe : moi, Paul Sanda (l'éditeur), Rafaël de Surtis (sa femme, éditrice), Serge Torri (pour les poèmes envoyés par des lecteurs), et des contributeurs qui changent à chaque numéro. La création de cette revue en 2010 a été un moment important pour moi et je ne remercierai jamais assez Paul Sanda de m'avoir donné cette chance. Il finance entièrement la revue, ce qui est une sécurité pour moi, assure une pérennité dans le temps et m'évite d'avoir à quémander des subventions publiques. De plus, nous nous retrouvons dans un même état d'esprit : nous voulons faire une revue qui reste un peu en marge, qui soit différente des autres revues, ni une « revue de patronage », ni une revue élitiste, une revue qui défendrait une certaine vision de la poésie tout en restant ouverte à la diversité des courants (nous pouvons donner la parole autant à Julien Blaine qu'à Pierre Oster...), qui ouvre sur des personnalités peu connues et aussi sur la poésie étrangère. Nous nous sommes entendus dès le départ par notre passion commune pour le Surréalisme. Mais, si Paul, lui, se revendique clairement « post-surréaliste », moi je refuse de me mettre une étiquette définitive. Mange Monde se situe dans un héritage surréaliste, c'est probable, mais ce n'est ni la suite de Supérieur inconnu (la revue de Sarane Alexandrian) ni de Pris de peur(la première revue de Paul Sanda). Je ne sais pas si le travail sur la revue a une influence sur ma propre écriture : ce sont deux sillons que je creuse en parallèle. Mais le travail sur la revue m'apporte beaucoup : je découvre chaque jour un peu plus le paysage très varié de la poésie d'aujourd'hui, je rencontre des gens admirables, j'apprends petit à petit à faire des livres, à choisir des textes (le métier d'éditeur). C'est très enrichissant. Alors, évidemment, cela me fait découvrir des poètes, des maisons d'éditions. Je lis beaucoup de poètes contemporains que je ne connaissais pas, ce qui probablement doit nourrir mon écriture. C'est surtout un certain « état d'esprit » qui fait le lien entre ma poésie et Mange Monde : je n'ai pas renoncé au mot d'ordre des Surréalistes : « Changer la vie ! ».
Vincent Calvet Perpignan, le 22 février 2015.
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